Le Corridor Lagos-Abidjan
Quatre frontières nationales traversent le corridor Lagos-Abidjan, divisant le territoire entre cinq nations. Dans ce contexte, les frontières nationales, tracées par les puissances coloniales, ne définissent pas nécessairement qui est étranger ou étrangère au sein d’une communauté donnée. Les groupes ethniques, les groupes de parenté et les groupes linguistiques sont répartis sur ces lignes. Ils permettent une forme de continuité le long du corridor, en maintenant des liens au-delà des frontières nationales. Par exemple, le groupe Ewe réside à la fois au Bénin et au Togo, tandis que de nombreux Yoruba résident à Porto Novo mais se sentent également à l’aise au Nigeria. Les différences sont plus marquées avec les groupes du Nord, majoritairement musulmans, plus pauvres et plus ruraux, qu’avec ceux du Sud, majoritairement chrétiens, plus aisés et plus susceptibles d’être urbains. Les habitants du littoral le long du corridor sont donc plus susceptibles de partager certains points communs entre eux, qu’avec les ressortissants respectifs vivant dans le nord de leur pays.
Cela soulève la question de savoir qui est un migrant? Qui a sa place et qui ne l’a pas ? Pour l'anthropologue Franz Boas, cette question est “parmi les plus cruciales et les plus controversées de la politique africaine”.1 Pourtant, si la migration est un processus, le migrant est une étiquette. En tant que catégorie théorique, elle est mal à l’aise avec les constructions locales d'identité et d'appartenance. Contrairement aux régimes européens de migration, un migrant dans le cas du Bénin n'est pas nécessairement un étranger. Les fonctionnaires, les décideurs et les planificateurs qualifient également de migrants les Béninois qui se déplacent à l’intérieur du pays. En outre, la revendication de la citoyenneté nationale n'est ni immédiate ni garantie. La citoyenneté, le lieu de naissance, la durée de résidence ou la nationalité ne sont pas nécessairement alignés avec le statut d’étranger. En effet, comme le note AbdouMaliq Simone, “l’Afrique, avec sa longue histoire d’incorporation des étrangers dans les sociétés, a été tout aussi habile à transformer les résidents de longue date en étrangers.” 2
Au Bénin, le terme en Fon 'jõnɔ', fait référence à l’étranger, mais peut également signifier expatrié ou visiteur. Il est utilisé pour faire référence à quelqu’un qui est un étranger par rapport, par exemple, à un ménage ou à une institution de travail. Le terme français étranger capture à la fois ces deux idées. Dans le contexte de la migration africaine, le terme "étranger", tel que proposé par le sociologue allemand Georg Simmel, est théoriquement plus solide et résonne plus étroitement avec les cultures africaines que le terme “migrant”. Le texte fondateur de Simmel, “L’étranger”, est régulièrement mobilisé par les spécialistes de la migration urbaine en Afrique. Qu’il s’agisse d'études sur les Ghanéens à Lomé,3 les Maliens à Brazaville,4 les Subsahariens à Fès5 ou les rapatriés britanniques en Ouganda,6 les chercheurs reviennent à Simmel pour problématiser la catégorie de l’étranger et les conséquences spatiales de la migration dans la ville africaine.
Dans les termes de Simmel, l’étranger n'est pas le “vagabond qui vient aujourd’hui et s'en va demain, mais plutôt la personne qui vient aujourd'hui et reste demain.”7 L’étranger se définit par une possible mobilité future, car “bien qu’il ne soit pas passé à autre chose, il n’avait pas tout à fait surmonté la liberté d'aller et venir.”8 Ce passage, comme le note Spire, montre l’intention de Simmel de distinguer l’étranger itinérant traditionnel d'antan, à une conception "moderne" de l’étranger, liée à la notion d'urbanité, et à la ville où l’étranger s’installe.9 L’étranger est, comme le souligne Fortes, un "étranger inassimilable" qui reste à l’opposé de la parenté en termes de langue, d’organisation sociale ou de religion.10 Pour l’anthropologue Whitehouse, cela se traduit par l’expression malienne “aussi longtemps qu’une bûche puisse flotter dans l’eau, elle ne deviendra jamais un crocodile”.11
Dans la perspective du corridor Lagos-Abidjan, la notion d’étranger résonne profondément. Elle part du principe que l’étrangeté est toujours négociée avec les autres habitants de la ville, plutôt que d’être une catégorie fixe attribuée sur la base de la nationalité. Le couloir est un lieu incroyablement diversifié et c’est dans ce couloir que des populations diverses se croisent, mais aussi s’installent à proximité les unes des autres. L’étrangeté devient une tactique, et parfois une ruse, avec laquelle on peut naviguer le long du corridor. C’est particulièrement vrai dans le cas du commerce transfrontalier, car comme nous le rappelle Georg Simmel, l’étranger apparaît partout comme le commerçant, ou le commerçant comme l’étranger.